PROLOGUE
La première étape est franchie. Celle qui, selon moi, serait la plus difficile.
Plutôt la deuxième plus difficile, la véritable première étant de réussir à sortir en douce de la maison sans que mon frère ne le remarque ou, pire encore, sa petite amie.
Ah... pas maintenant!
Notre plan est simple. Ils le sont toujours en général mais, cette fois, un obstacle de taille peut le contrecarrer : le doorman, qui a tous les droits et même l’obligation de ne pas me laisser passer.
Par chance, il n’y en a pas.
Après tout, depuis quand une fille de 15 ans a-t-elle le droit d’entrer dans un bar! De plus, l’amende que le propriétaire a reçue, il y a six mois, pour avoir accepté des mineurs dans son bar ne lui a pas beaucoup plu.
Je n’ai pas le choix, je dois entrer. Le voir. Lui parler. Il doit nous aider.
Des jours que tout va de travers. Après une rencontre, une conversation anodine, il semble en savoir plus sur le sujet que moi, que nous qui le vivons.
Je dois lui parler, je suis la désignée.
À vrai dire, c’est plus du genre : c’est ton plan alors tu t’en charges.
Je m’arrête devant deux portes en bois, vieilles comme le reste de l’immeuble de brique d’une centaine d’années… Peut-être pas suffisant pour avoir connu la Rébellion des Patriotes, comme la ville qui l’abrite.
Une histoire pour plus tard.
J’adore l’histoire, savoir ce qui s’est passé, connaître les gens importants, leurs motivations, admirer la beauté du temps, les créations. Plus j’en apprends sur le passé, plus j’aime le présent.
Je tire sur la poignée en bronze.
Le faible éclairage rend la pièce aussi sombre que la rue. Des lustres tamisés pendaient au-dessus des tables de billard et de poker. L’air sent les fonds de bière et de whisky renversés sur le sol.
Personne pour me carter.
Derrière le bar, le barman, chemise blanche aux manches roulées, bretelles, nœud papillon, pantalon noir et serviette blanche à l’épaule me dévisage.
La serveuse à la chevelure brune est assise à une table, en compagnie de trois hommes, un accoutrement similaire, sur une touche une peu plus féminine.
Je ne dois pas perdre de temps, de peur de me faire sortir avant d’avoir parlé avec ce gars. Ça ne mènera à rien, peut-être, seulement une intuition loufoque, une de ces sensations étranges qui se produisaient encore.
Je n’ai rien à faire ici, alors autant foncer.
Je m’assis à une table, cherchant du regard ma visite surprise.
L’endroit n’est pas trop mal : sept, peut-être huit tables en chênes, des fauteuils en cuir brun et trois billards qui se font une place au milieu de tout ça.
Le bois est de mise: même le bar semble être taillé dans un tronc d’arbre.
L’observation de l’endroit ne me fait pas remarquer l’approche de la serveuse.
— Bonjour, je suis Savina. Qu’est-ce que je peux te servir, jeune fille? Rien de trop fort, je suppose?
Je la dévisage un instant.
— Non merci, je cherche seulement un ami qui doit déjà être arrivé.
Un ami, pas vraiment, mais ce sentiment qu’il peut m’aider ne me quitte pas. Dois-je lui raconter toute l’histoire depuis le début, les événements m’ayant menée ici ce soir, en cet instant? Pourquoi ce bar en particulier? Aucune idée.
— Pas de problème, mais ici il faut au moins boire quelque chose pour rester. Même si, pour ça, il faut que tu commandes un verre de lait.
Je me sens rougir.
— Un Coke diète, s’il te plaît.
Avec un petit sourire en coin, elle part en direction du bar.
Facile à deviner que je suis mineure… J’ai encore un bout de chemin à faire avant d’atteindre mes 18 ans.
Quinze ans seulement. Je peux paraître un peu plus vieille, mais pas autant que je le voudrais en se moment, ici.
Description rapide : cinq pieds et six pouces, un peu plus que juste la peau et les os, mais sans être grosse non plus. Une longue chevelure noire, quelques taches de rousseurs dispersées sur le visage et des yeux d’une couleur bleu ciel. Je dois avouer que c’est ce que j’aime le plus chez moi : cette teinte de bleu dans laquelle s’y perdre. Pour finir, qui me vaut des compliments déplacés des garçons du secondaire une poitrine plus qu’acceptable.
Lorsqu’on me regarde, on voit une belle petite poupée, comme dirait ma défunte grand-mère.
Et non je ne tiens pas en place! Je veux tout faire, tout apprendre, tout voir. J’adore l’école, les sports, les tatous, la musique et, sans trop en parler, les voitures.
— Voilà, jeune fille, 3 $, s’il te plaît.
J’en sors quatre de ma poche et les lui donnes. Je ne l’ai pas vu venir, je suis toujours en train de chercher mon rendez-vous surprise.
Je lui fais un signe de tête pour la remercier. Elle repart vers la table des trois hommes mais, changeant d’idée, elle revient dans ma direction et s’assit sur le fauteuil, à ma droite.
— Écoute, ma belle, je ne veux pas te mettre dehors, mais il est 10h du soir et le bar va bientôt se remplir. Jimmy le doorman commence dans une trentaine de minutes. Il va te demander une carte d’identité et nous savons, l’une comme l’autre, ce qui va arriver.
Je ne dis rien, je reste là, enfoncée dans mon fauteuil à la regarder. Fin vingtaine, longs cheveux bruns tressés, des yeux presqu’aussi brun que sa chevelure et des tatouages sur les bras, un autre partiellement visible sur une poitrine beaucoup trop exposée. Deux piercings, à la paupière gauche et à la lèvre inférieure venait terminer le look.
J’adore le look, mais avec un autre chemisier pour moi.
— Trouve ton ami, fais ce que tu as à faire et sauve-toi. Jimmy va être beaucoup moins gentil que moi.
— Bien, sans problème, mais c’est juste que je ne le vois pas et il ne répond pas à mes messages textes.
Elle m’observe un instant.
— Je vois tout le monde entrer, à quoi ressemble-t-il?
Un instant, j’ai la pensée de partir, oublier toute cette histoire. Non ce n’est pas moi. Sa voiture est là, il doit être ici, aucun doute là-dessus.
— Tête rasée, épaisse barbe noire, un regard terrifiant et des tatous. Il chauffe un El Camino SS 1970.
Il dissimule sa surprise rapidement.
— Eh bien, après tout, il semblerait qu’il ait des amis. Il est au fond, à gauche, derrière le mur. Personne ne le voit et je pense qu’il aime mieux ça ainsi. Bonne soirée chérie et fait vite.
Sans un mot de plus, elle se lève et part rejoindre ses compagnons.
Je traverse le bar. Je me demande pourquoi les gens aiment autant ces endroits, j’imagine qu’il faut être ivre pour les apprécier.
Je tourne le coin et tombe nez à nez, où plutôt nez à dos avec lui. Je reste figée derrière lui, sans rien dire.
— Encore toi. Je croyais que le mot adieu voulait tout dire.
— En général oui, mais je dois vous parler.
— Est-ce que je t’ai offert un verre?
— Non plus, et je…
Sa tête ne fait qu’un léger mouvement sur la droite, montrant un lobe d’oreille coupé grossièrement, ainsi que le côté de son visage, la joue couverte d’une épaisse barbe noire.
— Alors pourquoi te donnes-tu le droit de venir me déranger?
Un silence se pose entre nous, je ne sais pas si je dois parler ou attendre qu’il continue à me dire de partir. Je n’ai pas toute la nuit.
J’ouvre la bouche, mais il continu.
— Pars et ne me dis rien de plus, tu ne ferais que gaspiller ton temps si précieux. Tu as voulu parler de ma voiture, on l’a fait, conversation intéressante et tout a été dit. Maintenant repars d’où tu viens, et bonne chance.
Je reste sans bouger, serrant et desserrant les points pour me calmer, les ongles presque enfoncés dans la paume de mes mains. La colère monte en moi, une rage folle envers cet inconnu qui aurait pu m’aider Du moins, c’est ce que je crois.
À quoi ai-je pensé? J’avais l’intuition qu’il en saurait plus. Sa réaction cache autre chose, ses mots en disent long.
— Encore là?
Son haleine sent fort l’alcool. Cet homme veut vraiment que je disparaisse. Pourquoi tant s’éloigner des autres?
Merde, je vais le regretter. Fort probablement. Je n’y pense pas, j’agi.
Je tire le fauteuil devant lui et m’y assis, en silence, en le regardant dans les yeux.
Un sourire aux dents jaunes apparait.
— Ah, j’aime ton attitude, celle d’une meneuse, d’un leader, qu’on suivrait les yeux fermés jusqu’en enfer.
Une courte pause, une gorgée de ce qui semble être du rhum.
— Je ne t’ai toujours pas permise de me rejoindre, jeune fille.
— Vous venez de le dire, je suis une meneuse, alors je plonge tête première.
Faux, à dire vrai, je tremble comme une feuille à l’intérieur, même si je suis convaincue qu’il n’a aucune raison de s’attaquer à une adolescente de quinze ans. Le monde est tellement fou qu’il pourrait peut-être bien lui en prendre l’envie! De ce que j’ai pu comprendre, personne ne semble le connaître en fin de compte.
Il vide son verre et s’en emplit un autre.
— Bien, tu as jusqu’à ce que je termine ce verre, ensuite, tu partiras. Peu importe où la discussion sera rendue, tu partiras sans dire un mot de plus.
Un signe d’approbation de la tête et une gorgée de son breuvage commence notre discussion.
— Il arrive quelque chose d’étrange, d’inexplicable, à moi et à mes amis, depuis moins d’une semaine. Nous sommes en train de devenir fou. Au début, j’ai cru à une bactérie ou à un virus, mais en lisant des livres, je me suis mise à envisager autre chose.
Un court silence et une gorgée de mon Coke diète, puis je poursuis, cherchant les mots qui ne me feront pas passer pour une folle sortie de l’institut psychiatrique.
— Dimanche, au… au drag à St-Eustache, j’avais déjà vu ta voiture peu avant qu’une de mes sensations ne se produisent et, quand je t’ai parlé, quand je t’ai retenu, j’ai eu encore cette sensation…
Voilà, je passe maintenant pour une folle.
— Je veux dire…
Aucune expression sur son regard… un bloc de glace incapable d’exprimer quelque émotion que ce soit. Je deviens rouge écarlate, tellement j’ai honte. Aucun moyen de ne pas passer pour une cinglée. Il est plus facile d’avouer à l’ami de mon frère que j’ai un faible pour lui.
Et puis merde, au diable, on fonce dans le tas et on essaye de survivre.
— Tu sais ce qui nous arrive, comme si je l’avais sentie. Je sais que mes mots semblent stupides, mais il n’y a aucun moyen plus simple de le dire. Je l’ai ressentie, cette sensation étrange, irréelle.
Un autre moment de silence. Je fixe mes souliers avec pertinence, cherchant à éviter son regard. Il prend une gorgée de plus.
Il met le verre de côté, un sourire en coin apparait.
— Élia, si seulement tu savais tout ce qui se passe. Je peux te dire une chose : vous n’en êtes qu’au début. Il va se passer bien des événements. Je ne peux te dire ce qui t’arrive exactement, mais vous mettez votre nez là où il ne faut pas.
Les informations pénètrent lentement dans mon esprit. Ce n’est que le début, des événements à venir, des choses que je ne sais pas. Surtout, comment connaisse-il mon nom?
— Tu connais mon nom?
— Lorsqu’on attend une invitée, on s’efforce de le savoir.
Des centaines de questions affluent. Je me demande laquelle poser en premier lorsqu’un bruit de porte qui s’ouvre se fait entendre à l’entrée du bar. Des cris arrivent jusqu’à nos oreilles. Savina est capable de réveiller un sourd qui dort.
— WHERE IS THE LITTLE CUNT! WE KNOW SHE’S HERE!
— Partez si vous ne voulez pas avoir d’ennuis, ça va très mal finir pour vous deux.
Un bruit de claquement se fait entendre, suivi de celui d’une personne tombant sur une table.
— Oh non, SAVINA!
Je veux aller l’aider. Les événements à venir semblent être arrivés tôt. Je me dirige vers l’entrée du bar, mais mon nouveau compagnon me retient.
— Tu restes là, petite. Sors par la sortie arrière, rejoins tes amis et partez. Je vais me charger d’eux.
— Non, je ne peux pas te laisser seul, j’ai encore des questions, je veux aider!
Il se lève et me pousse vers la porte.
— Mon verre n’est pas vide et je t’ai dit que tu avais jusqu’à ce que je le termine. Je tiens parole. Je te retrouverai. Garde une bouteille de Captain Morgan Black Spiced Rum. Je t’en dirai plus à notre prochaine rencontre. Pars. Maintenant!
— Non! Je ne veux plus qu’on me laisse, surtout lorsqu’on doit m’aider.
Il s’approche de moi, s’est met à mon niveau.
— Élisabeth, je tiens toujours parole, tu me reverras, sois-en certaine.
Je le regarde sans rien dire, un sentiment de tristesse grandissant en moi.
Il se dirige vers l’entré du bar, se retournant vers moi une dernière fois, un sourire léger au coin gauche de sa bouche, des iris gris luisantes sous une lumière faible. Un regard loin d’être celui d’une personne normale.
J’étais persuadée qu’il en savait plus, mais ça je ne m’y attendais pas.
Il lève son verre une dernière fois et me regarde.
— Je te le dis, je tiens toujours promesse.
Doucement, il prend une gorgée de plus, laissant un léger fond dans le verre, le redéposant sur la table.
— Et merde, je déteste gaspiller du bon rhum.
Sans un mot de plus, il se met à courir vers la partie principale du bar, tandis que moi, je m’éclipse par la porte arrière, tombant dans une nuit sombre.